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Développeuses #1 : interview d’Agnès, une développeuse web

2018-03-05
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On ouvre cette semaine entièrement consacrée au thème #développeuses avec l’interview d’Agnès Crepet ! Développeuse, tech lead, enseignante, entrepreneuse : elle nous parle ici de son parcours inspirant et s’exprime sur le manque de femmes dans la tech.

Hello Agnès ! Déjà un grand merci de prendre le temps de répondre à nos questions. On a spoilé un peu dans l’intro mais est-ce tu pourrais te présenter plus en détail ?

Toujours dur de me définir en 1 ou 2 mots, mais pour faire simple on peut dire que je suis développeuse devenue Tech lead (on pourrait traduire par Développeuse principale). J’ai travaillé au sein de différents types d’entreprises : éditeurs, sociétés de conseils, DSI d’un laboratoire pharmaceutique, toujours du côté technique ; développeur, architecte… J’ai été élue Java Champion en 2012 et j’ai co-fondé la société Ninja Squad la même année, une équipe de développeurs passionnés qui construisent des logiciels à base de Java et JavaScript. Je travaille également aujourd’hui pour une Ecole d’ingénieurs, Mines Saint-Etienne : je donne des cours d’informatique (Web Stack, Git, Spring, JPA, Software Testing, REST/API, Software Architecture) et je sensibilise les élèves et les enseignants aux transformations éducatives et aux pédagogies agiles.

Parce que j’aime apprendre et partager, je suis active dans les communautés techniques. J’ai été leader du Lyon Java User Group pendant 5 ans. Je suis depuis 2010 leader de Duchess France, un réseau qui connecte les femmes dans l’informatique et essaie de donner plus de visibilité aux femmes développeuses. Et j’ai co-fondé et fait partie de l’organisation de la conférence MiXiT, deux jours de découverte et de rencontres conviviales autour de l’informatique, dédiés à la mixité des sujets, des technologies, mais aussi des participants.

Qu’est-ce qui t’a donné envie de faire ce métier ? Et du coup, quelles études as-tu suivies ?

La rencontre avec des copains geeks fan du Libre m’a fait basculer du côté de l’informatique…

Mes premiers pas avec un ordinateur c’était plutôt du système avec Linux. J’ai découvert ce monde et sa philosophie sous-jacente et j’ai trouvé ça fabuleux… Du coup j’ai décidé d’y bosser ! J’ai fait des études en informatique en intelligence artificielle (un master 2, ex-DEA) puis j’ai fini ma scolarité dans une école d’ingénieur, Mines Saint-Etienne, en faisant un mastère spécialisé génie logiciel et réseau. J’aimais le côté créatif du code, c’est ce qui m’a aussi attiré. Mais j’ai mis du temps à voir autre chose que le côté technique du métier. C’est au bout de plusieurs années que l’impact que l’on a dans son travail est devenu aussi important que la technique elle-même.

Agnès Crepet développeuse web

 

Crédit : Olivier Ezratty

J’aime la technique, mais j’aime également ce que l’on peut apporter à travers l’outil informatique que l’on construit, le service que l’on apporte. J’accorde de plus en plus d’importance à la finalité de ce que je produis, et je dirais même plus, aux valeurs que je partage avec le client ou la structure qui m’emploie. Je n’ai plus envie aujourd’hui de travailler pour une entreprise du domaine de la finance, ou qui ne paye pas ses impôts, qui vend des armes, ou qui détruit notre environnement… « Avant tout, je veux construire un monde meilleur pour mes enfants. » (©️ Silicon Valley ?)

J’ai envie dans mon quotidien professionnel d’avoir un impact sociétal et environnemental positif. C’est d’ailleurs pour cela par exemple qu’à un moment, j’ai voulu donner de mon temps à l’enseignement et aux nouvelles pédagogies.

Une de nos étudiantes, Marie, nous a expliqué qu’elle avait été clairement découragée par ses professeurs de s’engager sur la voie informatique. Est-ce tu as ressenti la même réticence quand tu as voulu entreprendre des études dans ce domaine ?

J’avais des profs qui ne m’ont pas découragé et au contraire, plutôt soutenu. En école d’ingé, je me souviens de Jean-Jacques Girardot, professeur de Lisp (au secours, un langage impératif et fonctionnel qui m’a donné des maux de crâne terribles avec sa syntaxe remplie de parenthèses). J’ai gardé contact avec Jean-Jacques, il est venu à la conférence MiXiT que j’ai organisé récemment et a fait un talk splendide intitulé « 50 ans de programmation, toujours vivant ». La femme de Jean-Jacques, Annie Corbel, était elle aussi enseignante en informatique, je l’ai côtoyée durant mon stage de fin d’étude et je pense qu’elle m’a également pas mal inspirée. Jean-Jacques et Annie m’ont aidée à prendre confiance en moi, Annie me donnait plein de conseils.

Au-delà des profs, je pense qu’il y a deux autres facteurs qui peuvent influencer les choix des jeunes filles, en tout cas qui ont influencé les miens : l’éducation et le contexte familial (les parents) et celui du contexte social (les potes).

J’ai été élevée en grande partie seule par mon père et je pense qu’il ne m’a pas du tout élevée comme une petite fille habillée en princesse (malgré le fait qu’il voulait m’habiller en jupe bleue marine, ce que je détestais ?). Je me souviens avoir construit beaucoup de cabanes avec lui et qu’il m’achetait beaucoup de Lego. Il ne m’a pas découragé à faire des études techniques, lui même étant dans un contexte pro très technique (celui des machines outils d’électro-érosion). La question ne se posait même pas, j’avais envie de faire de l’informatique : « Génial, vas-y ma fille ». Il m’a donné une autonomie incroyable. À 17 ans, le bac en poche, je dis à mon père « Papa, j’ai envie de partir 1 ou 2 mois en stop avec une copine faire le tour du pays basque espagnol ». Il m’a alerté sur quelques points (pas de stop la nuit, etc.) et m’a laissé partir très enthousiaste ! Mon père a été, je pense, une pierre angulaire sur mes choix d’étude, mes choix de carrière. Il n’est jamais stressé, et avec lui rien ne paraît compliqué, je pense qu’il m’a aidée à prendre sacrément confiance en moi ! Encore aujourd’hui, dès que j’ai du mal à faire un choix, il est une des première personnes que j’appelle.

J’en arrive aux potes. Je pense que j’ai bénéficié d’un contexte très particulier et qui encore une fois m’a encouragé dans mes choix de carrière. À 17 ans, j’ai commencé à m’impliquer dans des associations militantes, d’organisation de concert, d’événement culturel, etc. J’en fais d’ailleurs toujours partie, il s’agit de l’association Avataria. Au-delà des concerts, on organisait également des Linux parties, et on défendait un accès à l’informatique libre et gratuit. A la fin des années 90, quand j’avais la vingtaine, peu de gens avaient un ordinateur chez eux connecté à internet. Je me souviens avoir fait un projet avec Avataria, de construction de bornes internet, gratuites, qu’on mettait dans les bars, sous Linux.

Bref, dans ces associations j’ai rencontré des filles et des garçons incroyables. Je me suis initiée au merveilleux monde de l’informatique libre, j’ai découvert des filles qui m’ont très fortement inspirée. Valé, notamment, a été pour moi « un rôle modèle ». Nous étions dans un contexte pas vraiment mixte (l’organisation de concert étant plutôt plein de garçons). Je pense qu’elle a très fortement contribué à me faire sentir bien dans un milieu où la diversité n’est pas très présente, et à oser y assumer mes positions.

On a regardé ton interview que tu as donné sur ButterCake (attention, chez O’clock on est dans l’investigation) où tu disais que le métier de développeur était encore très mal vu. Est-ce que tu n’as pas l’impression que la donne a changé aujourd’hui et qu’au contraire, le métier de développeur est presque starifié ? Voire même trop ?

Je fais une grosse différence entre la France et d’autres pays, notamment anglo-saxons. Oui tu vas aux USA, t’es dev, c’est un peu tapis rouge pour toi. Dev à 40 ans, c’est tapis rouge et caviar ! Mais en France c’est encore bien bien différent. On s’est retrouvé avec mon copain dans un mariage avec des gens qui était dans sa promo (INSA informatique) 10 ans avant. Autour de la table, chacun disait ce qu’il était devenu : chef de projet, directeur projet. Arrive le tour de mon copain : développeur. Et là il est un peu passé pour le loser de la tablée, le seul qui semblait avoir raté sa vie genre « t’es encore dev à 35 ans, qu’est ce qui c’est passé ?».

Celui qui commit doit prendre le pouvoir !

De mon côté, dans mon premier job, au bout d’un an, on m’a proposé un poste de chef de projet, la promotion ultime, moi je n’avais pas envie de cela, mais c’était soit disant l’étape obligatoire pour accéder à une valorisation salariale, il fallait « prendre ses responsabilités ». Fort heureusement ça change, mais pas tant que ça en France. Oui dans le milieu des startups, le dev est un « branché », mais l’IT c’est au moins 70 % d’ESN, de grosses boîtes de presta de grands comptes, etc. où là, le dev hispter a moins la côte et le chef de projet a quand même tendance à lui fermer son clapet. Je ne cesse de dire à mes élèves d’école d’ingé que s’ils choisissent le métier de dev, ça ne sera pas de pauvres pisseurs de code déprimés au fin fond d’openspaces, mais qu’à travers ce métier, ils peuvent être créatifs, en constante émulsion intellectuelle, ce qui n’est pas forcément le cas du rôle de chef de projet soit dit en passant.

Je pense que le métier de dev va être de plus en plus valorisé en France, du moins je l’espère. Joel Spolsky disait que celui qui commit doit avoir le pouvoir (et non le Chef de projet) alors “Développeurs : prenez le pouvoir !

Tu es également enseignante, est-ce que tu observes chez les filles, un engouement pour le métier de développeuse ? Ou ça reste encore trop anecdotique ?

Ça reste très anecdotique, et je dirais même que c’est de pire en pire : je vois de moins en moins de filles qui choisissent ce métier de développeuse, du moins en formation initiale, c’est beaucoup moins vrai en reconversion. Pourquoi peu de filles choisissent ce parcours dans leurs études ?

La première explication peut être liée aux choix d’éducation et de formation des femmes. Certains préjugés sont ancrés au sein de la famille et de la société et se révèlent lors des choix des jeunes filles pour une formation. Les parents ou les enseignants peuvent parfois inconsciemment ne pas les diriger vers des formations trop techniques, qui déboucheraient sur des professions traditionnellement masculines, où la présence des femmes n’est pas encore complètement acceptée.

Une autre explication peut venir du fait que certains métiers techniques , comme celui de l’informaticien, souffre de certains stéréotypes. L’informaticien est souvent représenté comme un homme, jeune, blanc, fan d’univers comme celui de l’heroic fantasy ou encore celui des jeux vidéo. Ces univers sont par ailleurs bien souvent remplis de références principalement masculines où les filles ont peu de place. Quand elles y sont représentées, c’est souvent de manière dégradante ou humiliante. Je me souviens d’une publicité pour la sortie d’une version d’Ubuntu : une paire de fesses féminine parfaitement calibrée vêtue d’un slip Ubuntu. Et il y a les traditionnelles pubs Windev où les filles sont représentées en bikini. Vous allez me dire qu’on trouve hélas ce genre de représentations quel que soit le produit (voiture, produit ménager, crème dessert, etc.) mais bon ça n’encourage pas les jeunes filles à se lancer…

On a l’impression que c’est le serpent qui se mord la queue : il y a une majorité d’hommes dans le métier, donc ça n’attire pas forcément les femmes, du coup, la majorité d’hommes devient d’autant plus écrasante etc.
On fait quoi du coup ? A quel niveau tu penses qu’il faille intervenir ?

Quand j’étais élève en école d’ingé, on était très peu de filles en informatique. Au début je n’osais pas vraiment affirmer mes points de vue techniques mais je pense avoir eu la chance de travailler avec des hommes sympathiques qui m’ont fait confiance et m’ont fait prendre confiance en moi. Donc un truc hyper important, c’est l’attitude des hommes, qu’ils puissent être dans la bienveillance (et pas dans la surprotection, ni bien sûr le sexisme).

La communauté des développeurs comporte environ 10% de femmes en France

J’ai mis quelques années à prendre assez d’assurance pour donner des conférences dans des événements du domaine de l’IT. J’ai été victime du syndrome de l’imposteur et ça m’arrive encore parfois de l’être encore ?. J’ai été pas mal coachée par des personnes de mon entourage, donc ça joue aussi beaucoup d’avoir des aides de ce type. Avec les Duchesses (je fais partie du board de Duchess France), on essaie de faire du coaching pour des filles qui veulent se lancer comme oratrices. Duchess France est un groupe destiné à mettre en relation les femmes de l’IT. Initialement, ce groupe vient de la communauté Java, mais est totalement ouvert à tous les autres langages de programmation aujourd’hui.

La communauté des développeurs comporte environ 10% de femmes en France. Au sein de ce groupe, peu de femmes sont connues pour leurs expertises et peu de femmes prennent la parole lors des conférences techniques. Nous avons envie de mettre en avant des rôles modèles pour susciter des vocations, inspirer les femmes et leur donner la possibilité de se projeter dans les métiers de l’informatique, en particulier la programmation. Notre ambition est de voir plus de femmes trouver leur place dans les métiers techniques du Numérique.

J’ai rejoint Duchess France parce que j’avais envie de participer à une action permettant de mettre en avant des filles techniques. Nous ne sommes pas assez nombreuses et c’est bien dommage. La mixité apporte plein de choses positives dans une équipe ! Je suis intervenue dans des collèges, je donne des cours de code dans des universités ou école d’ingénieurs  pour essayer de susciter des vocations chez des jeunes filles.

Tu es développeuse, fondatrice d’une société, professeure, tu as occupé plusieurs postes dans plusieurs entreprises. Est-ce que tu as connu, observé ou malheureusement subi le sexisme dans le milieu tech ? Aurélie Jean, (CTO de MixR) disait du sexisme dans ce milieu qu’il est « Toujours présent, parfois subtil, souvent inconscient ». Tu le décrirais de la même manière ?

Oui il est partout, forcément plus présent dans des milieux très masculins, où la majorité écrasante peut être encore plus blessante. Personnellement, j’ai été très peu touchée, mais attention, ça ne veut pas dire qu’il n’existe pas. Et j’ai un caractère qui fait aussi que parfois je peux passer à côté, ou que les hommes les plus sexistes font attention à ne pas faire de blagues quand je suis là. Donc je ne dirais pas qu’il n’existe pas, mais que j’ai eu la chance de ne pas y être trop confrontée. Il est assez subtil en tout cas dans les milieux où j’ai travaillé. On m’a souvent par exemple ramenée au fait que je serai mère un jour. Je me souviens de mon premier entretien : « Vous souhaiteriez être mère de famille ou chef de projet dans 10 ans », hahaha à l’époque je me disais ni l’un ni l’autre (depuis je ne suis pas chef de projet, ouf, mais mère de deux jeunes enfants !).

Mais je trouvais terrible qu’on ait pu me poser la question comme cela. Est-ce qu’on pose la question à un homme ?

Tu peux nous parler de Ninja Squad ? Qu’est-ce que c’est ? Qui ? Où ? Comment ? Pourquoi ? Il est quelle heure ? Bref, dis nous tout !

Ninja Squad est une société sur base coopérative que j’ai co-fondée il y a 3 ans avec 3 autres développeurs qui partageaient avec moi les même convictions et la passion pour leur métier. On a voulu créer la société de nos rêves : choisir pour qui travailler, comment (actuellement un des 4 est en train de faire son deuxième tour du monde et travaille pour Ninja Squad en remote).

Ninja Squad

 

Bonne ambiance chez Ninja Squad !

Je suis la seule co-fondatrice à ne pas être salariée, mais les 3 autres co-fondateurs le sont. Et ces 3 personnes sont pour moi très inspirantes ! Le premier, @jbnizet pond du code qui fait pleurer (de joie !), un autre, @cedric_exbrayat nous sort de notre zone de confort régulièrement en nous invitant toujours à découvrir de nouveaux frameworks ou outils incroyables (il ne tient pas le blog  Hype Driven Dev pour rien) et le dernier, @clacote, au delà d’être le père de mes enfants, c’est le gardien du temple, pas possible avec lui de glisser du code pourri sous le tapis (loin de moi cette idée bien sûr !) ou de laisser des tests unitaires échouer sur un projet ! Ayant décidé de donner le plus clair de mon temps à la pédagogie (et ayant un peu d’hésitation à bosser 100 % de mon temps avec mon conjoint), je passe peu de temps sur Ninja Squad, mais c’est clairement un projet qui a une importance incroyable pour moi, c’est mon 3ème bébé ?

On fait des choses à notre échelle, dont je suis hyper fière. Cédric a par exemple écrit deux livres sur Angular. Nous avons souhaité un mode de vente plus participatif pour ces ebooks : non seulement un ebook sans DRM, mais en direct sans éditeur, à prix libre (avec un minimum de 2 ou 5 euros), et avec un don optionnel à une association caritative (Docteur Souris, qui offrait aux enfants hospitalisés un ordinateur, puis  l’Electronic Frontier Foundation, qui défend un internet libre).

On va terminer sur un défi : tu es en face d’une jeune fille qui hésite sur son orientation ou sur la nouvelle voie professionnelle qu’elle aimerait prendre. Qu’est-ce que tu lui dirais pour la convaincre de devenir développeuse ?

Rien est vrai, tout est permis : quand tu es dev, ton métier devient ce que tu en fais ! Il te permettra de te remettre en question régulièrement. C’est un métier créatif, alors profites-en !